Un nouvel article paru dans le monde du 30 novembre 2021
Un nouvel article paru dans le monde du 30 novembre 2021
La maladie de Creutzfeldt-Jakob vient d’emporter une personne ayant manipulé cet agent infectieux à l’Inrae de Toulouse. Après un premier décès survenu en 2019, un moratoire sur les travaux sur cet agent pathogène est prolongé.
Par Hervé Morin
Publié le 30 novembre 2021 à 06h00
La maladie de Creutzfeldt-Jakob a emporté, il y a quelques jours, une technicienne de recherche retraitée de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui avait travaillé à Toulouse au contact de tissus biologiques infectés par des prions. Ce décès sème la consternation et l’inquiétude dans la communauté scientifique travaillant sur ces agents infectieux. Il fait suite à la mort, le 17 juin 2019, d’Emilie Jaumain, une technicienne de laboratoire de 33 ans, atteinte de cette même maladie neurodégénérative incurable. La jeune femme l’aurait contractée en 2010, en se coupant au cours de la manipulation de fragments de cerveaux de souris infectées par des prions, dans une autre unité de l’Inrae, à Jouy-en-Josas.
Représentation informatique d’une partie d’une protéine prion sur une micrographie optique de cellules nerveuses pyramidales (neurones, en noir) du cervelet du cerveau.
Représentation informatique d’une partie d’une protéine prion sur une micrographie optique de cellules nerveuses pyramidales (neurones, en noir) du cervelet du cerveau. ALFRED PASIEKA/SCIENCE PHOTO LIBRARY
Concernant la retraitée toulousaine, il faudra déterminer si elle a été victime d’une forme génétique ou sporadique de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, si la maladie peut avoir été causée par l’ingestion de viande contaminée par l’agent de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB, maladie aussi dite de la vache folle) ou, comme dans le cas d’Emilie Jaumain, si une exposition professionnelle accidentelle peut être invoquée. Les maladies à prions sont engendrées par des protéines prenant une conformation aberrante, qui leur confère la propriété de se répliquer pour former des agrégats délétères pour les neurones. On en dénombre 150 cas environ par an, en France, ayant pour effet une dégénérescence fatale du système nerveux central.
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Moratoire sur les recherches
Un moratoire sur les recherches portant sur le prion avait été annoncé le 27 juillet, après que l’Inrae avait pris connaissance du second cas suspect. Il a été décidé par les directions générales des cinq organismes concernés par ces activités – Anses, CEA, CNRS, Inrae et Inserm –, « conjointement et en accord » avec les ministères de tutelle, ceux de la recherche et de l’agriculture. Ce nouveau décès pose en effet à nouveau de façon aiguë la question des précautions passées et actuelles prises pour protéger les personnes travaillant sur les prions.
Le 26 octobre, lors du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ministériel de l’enseignement supérieur et de la recherche, tous les représentants des personnels avaient demandé à la ministre Frédérique Vidal « de prendre enfin la mesure de la gravité de la situation et d’arrêter de fuir ses responsabilités ». Ils réclamaient notamment le recensement exhaustif de l’ensemble des personnes ayant travaillé sur les agents transmissibles non conventionnels dont font partie les prions ; un bilan des accidents lors de manipulations de prions depuis 1990, la maladie pouvant en effet se déclarer des décennies après la contamination ; un dispositif de traçabilité des expositions de chaque agent concerné ; une réflexion sur la mise en place d’une certification des locaux et d’une habilitation des personnels… Certains représentants syndicaux se demandent aussi quel retentissement la course aux publications scientifiques peut avoir sur la sécurité des agents.
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Le lendemain, le gouvernement indiquait dans un communiqué que le moratoire serait prolongé jusqu’à la fin 2021, et qu’il serait « mis à profit par les établissements pour réévaluer l’ensemble des mesures de sécurité dans leurs laboratoires, en tenant compte de l’analyse des sources possibles d’expositions au prion de la personne malade » – aujourd’hui décédée. Cela se traduira par la mise en œuvre d’un guide commun à l’ensemble des établissements « pour harmoniser ces mesures et les porter au meilleur niveau possible ».
Parallèlement, les ministères de tutelle ont diligenté une mission d’inspection conjointe « afin d’accompagner cette démarche interétablissements et d’éclairer les conditions à remplir pour sortir du moratoire en assurant la sécurité des expérimentations ». Ses conclusions, qui seront rendues publiques, sont attendues pour la fin 2021.
Pas de manquements mais… des manques
Un rapport des mêmes structures d’inspection, commandité après le décès d’Emilie Jaumain, avait été publié à l’automne 2020, sur le même sujet. Il pointait, entre autres, « une conformité réglementaire globale au regard des pièces fournies mais susceptible d’être améliorée » ; « un accompagnement effectif des équipes de recherche par leurs tutelles en matière de sécurité, mais ne prenant pas en compte les spécificités du risque prion » ; « l’importance accordée à la formation des agents mais dans un cadre insuffisamment formalisé » ; « un suivi médical professionnel insatisfaisant, une conduite à tenir en cas d’accident non encadrée nationalement et, de ce fait, diverse localement, et des risques psychosociaux peu pris en compte » ; « des activités et manipulations pour lesquelles une harmonisation des pratiques reste à engager à des fins de sécurité renforcée » ; « une vigilance réelle des équipes sur les procédés de décontamination spécifiques aux prions,
mais un cadre de prise en compte du risque perfectible »… Il en découlait sept recommandations qui sont semble-t-il restées en jachère.
Un rapport publié à l’automne 2020 recensait cinq agents s’étant piqués ou coupés avec des seringues ou des lames contaminées
Le rapport précisait que neuf équipes, comprenant cent vingt-deux chercheurs, techniciens et animaliers, étaient alors engagées dans des activités de recherche sur les prions, celles-ci constituant « un enjeu important ». Huit de ces équipes manipulent des protéines ayant des modes d’action proches de celui du prion (dites « prion-like »), impliquées dans d’autres maladies neurodégénératives comme les maladies d’Alzheimer ou de Parkinson : protéines bêta-amyloïde, tau et alpha-synucléine ou TDP-43 – qui ne sont pas concernées par le moratoire. Toutes ces équipes sauf une manipulent des souches humaines ou animales de prions transmissibles à l’homme.
Les inspecteurs présentaient une recension « non exhaustive des accidents », selon laquelle cinq agents se sont piqués ou coupés avec des seringues ou des lames contaminées. Sept agents ont connu de tels épisodes sans contact avec des matériaux infectés, et cinq autres divers accidents de morsures et de projections « a priori sans gravité car sans contact avec du matériel contaminé ». Les équipes concernées travaillent dans des locaux confinés de type L2 et L3.
« Réévaluer toutes les procédures »
Faudrait-il réserver les activités sur le prion à des installations de très haute sécurité de type P4 ? Carsten Korth, de l’Institut de neuropathologie de l’université de Dusseldorf, ne pense pas que ce soit indispensable. Sous réserve de travailler avec des équipements de protection adéquats, sous des hottes à flux laminaire qui évacuent les aérosols, une voie de contamination qui fait débat dans la communauté scientifique.
Mais, selon lui, « il est raisonnable de réévaluer toutes les procédures quand deux événements très improbables, comme deux infections à Creutzfeldt-Jakob, surviennent chez deux agents travaillant dans des laboratoires sur les prions ». Les autres pays devraient-ils eux aussi s’interroger sur leurs pratiques ? « Absolument », répond-il, soulignant aussi l’enjeu de la difficile décontamination de routine des matériels et des locaux.
La question du risque de contamination par aérosols est particulièrement sensible depuis qu’il a été mis en évidence dans des recherches publiées en 2011, sous la direction d’Adriano Aguzzi, de l’Institut de neuropathologie de l’hôpital universitaire de Zurich. Dans une réponse à des critiques de ce travail sur le site PubPeer, celui-ci rappelait en 2016 que, « en améliorant de façon drastique la sécurité des personnes travaillant dans ces laboratoires, cette étude aura sans doute sauvé des vies humaines ». A-t-elle été suffisamment prise en considération en France ?
Le chercheur ajoutait que la découverte du fait que d’autres protéines pathogènes peuvent se diffuser de la même façon « suggère que cette protection vis-à-vis des aérosols devrait être adoptée par tous les laboratoires manipulant ces agrégats de protéines ». Lors de ces travaux, « nous faisons extrêmement attention à ne jamais produire d’aérosols », confirme Ronald Melki (Institut François Jacob, CEA, CNRS). Adriano Aguzzi a, en outre, récemment indiqué à Science s’interdire de manipuler des prions humains ou bovins à des fins de recherche.
De simples gants en latex
Dans le cas d’Emilie Jaumain, c’est un simple manque de protection – pas de gants de sécurité mais en latex – et des outils inadaptés – un forceps métallique plutôt qu’une pince en plastique non coupante – qui ont pu conduire au drame. D’autres questions se posent : sa prise en charge médicale immédiate a-t-elle été adéquate ? Avait-elle été suffisamment formée à ces manipulations ? Les risques encourus étaient-ils justifiés au regard de la question scientifique explorée ? Une information judiciaire a été ouverte à la suite d’une plainte pour homicide involontaire déposée par sa famille. Elle vise l’Inrae, en parallèle à une procédure administrative.
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Me Julien Bensimhon, avocat de la famille Jaumain, indique avoir été contacté par une autre laborantine qui se serait blessée, cinq ans plus tôt, dans le même laboratoire, sans que le signalement de cet « incident de service » ait apparemment été dûment enregistré par l’Inrae – et qu’il ait conduit à une meilleure prise en compte de ce risque mortel. Un témoignage corroboré par l’association Emilys, créée après le décès de la jeune femme.
« En tant qu’organisme de recherche scientifique, nous reconnaissons (…) l’hypothèse d’une corrélation entre l’accident d’Emilie Jaumain le 31 mai 2010 et sa contamination », a écrit en juin Philippe Mauguin, PDG de l’Inrae
Il est cruel de constater que cette dernière est cosignataire d’un article de PLOS Pathogens de 2011 concluant que « le risque pour les humains d’un agent ovin ou caprin de type ESB ne doit pas être sous-estimé » – précisément le type de prion, transmis à la souris, qu’elle manipulait lors de l’accident. Une étude parue le 2 juillet 2020 dans le New England Journal of Medicine, écartant les autres voies de contamination, a conduit l’Inrae à admettre, du bout des lèvres, sa « plausible » origine professionnelle.
Dans un courriel adressé à Emilys le 24 juin, Philippe Mauguin, PDG de l’Inrae, indiquait que, « en tant qu’organisme de recherche scientifique, nous reconnaissons dès lors, sans ambiguïté, l’hypothèse d’une corrélation entre l’accident d’Emilie Jaumain le 31 mai 2010 et sa contamination. Nous n’avons pas pris position publiquement sur l’origine effective de cette contamination car cela relève de l’expertise judiciaire et de l’évaluation par les pairs ». Il y disait son assentiment à une proposition d’apposer une plaque à la mémoire de la jeune femme sur un arbre du centre de Jouy-en-Josas. Un numéro vert renvoyant à un service d’accueil psychologique est mis à la disposition des agents de l’établissement.
Hervé Morin